Un soir que nous rentrions à la maison, nous avons trouvé un petit mot accroché à la porte. Dessus, seulement un nom : M. suivi du numéro de téléphone.
Je rappelle donc le dit M.
« Vous cherchez toujours des chevaux pour votre voyage ?
Oui. On doit aller voir une paire de fjords samedi prochain, et on a quelques autres paires en vue, mais jusque-là, rien de décidé.
Je connais quelqu’un qui a une paire de juments d’excellent caractère. Très très gentilles ! Des demi-trait, sans papiers
Ben ça, les papiers, on s’en fiche. Mais on ne veut pas de trop gros chevaux. On préférerait de bons poneys de trait, costauds et rustiques, style fjord ou merens.
Oui mais ça, c’est des juments déjà habituées à tirer des roulottes, vraiment gentilles gentilles. Je peux vous emmener les voir, ça n’engage à rien.
Bon, OK, on peut toujours les voir.
Je passe vous prendre demain matin dix heures. Ça va ?
Très bien. »
Donc le lendemain matin, voilà M., ses trois jeunes fils et un copain qui arrivent à la maison. Comme leur voiture est une utilitaire, seulement deux place à l’avant, et que les trois gosses se tiennent déjà dans le coffre en compagnie de l’outillage de maréchalerie, nous suivons dans notre propre voiture.
Une soixantaine de kilomètres plus tard :
Arrivée devant un hangar de tôles, rempli d’un bric-à-brac de roulottes, voitures hippomobiles diverses, harnais plus ou moins déglingués. M. nous entraîne vers un mobile home, ou vit le propriétaire de tout ce bazar, et des juments à vendre. Là nous attend un homme d’une obésité assez impressionnante, les doigts garnis de grosses bagues. Il nous explique qu’il est malade, et qu’il est obligé de tout vendre. Il a l’air assez patraque, en effet. Il nous dit qu’il a beaucoup maigri : il pesait 220 kg et n’en pèse plus que 150 !
Il nous propose un petit café -délicieux, ma foi.
M. est chargé d’atteler les deux juments « à la petite quatre roues » pour nous les présenter. Nous ressortons. Le temps et un peu frais, mais relativement doux quand même, pour une fin de Janvier. Le soleil est de la partie.
La petite quatre roues est équipée de brancards, donc conçue pour un seul cheval. Je ne vois pas de palonnier supplémentaire sur le côté, comme il est souvent d’usage chez les manouches. Je suis bien curieuse de savoir comment les deux juments vont être attelées ensemble à ce truc. La voiture est remplie d’un invraisemblable fourbi. M. demande au « commis » de la débarrasser, le temps que lui-même aille chercher les juments.
Le gros propriétaire arrive en se dandinant, s’appuyant sur une canne. Il s’assied sur un billot de bois pour observer les opérations.
J’écarquille de grands yeux quand je vois arriver les bêtes.
La plus grande, de robe aubère, avec une tache blanche sur le flanc, me paraît hors d’âge. C’est une jument née avant l’obligation de puçage des équidés. Lorsqu’elle a été identifiée, il a donc fallu lui donner un âge approximatif. M. prétend qu’elle n’a que treize ans, bien que l’âge noté sur le papier lui en donne dix-sept. Même dix-sept, j’ai plus que des doutes. Pour moi, à vue de nez, je lui donnerais une bonne vingtaine d’année. Le dos ensellé (« c’est juste qu’il faut la remettre en état, des bonnes rations de grain et de foin feront l’affaire » Tiens donc ! Pourtant, les autres chevaux qui sont dans le pré sont assez rondouillets, et le foin n’a pas l’air de manquer : de grosses balles rondes sont à disposition), la tête grisonnante... J’essaie de lui ouvrir la bouche pour regarder ses dents. Bernique ! Madame Lisette (c’est son nom), se refuse obstinément à me montrer sa dentition. Je suis assez esquintée comme ça, je ne veux pas me faire mal, je n’insiste pas. Les sabots sont blancs, dans un état très moyen. Elle a dû se déferrer toute seule, faute d’entretien. Elle a perdu trois fers, le quatrième, encore accroché au postérieur droit, clapote.
La deuxième, cinq ans (je veux bien le croire, cette fois, puisqu’elle est née après l’obligation d’identification à la naissance) C’est une alezane en assez bon état, pas maigre en tout cas. L’œil gauche larmoyant. Ses sabots ! Mon Dieu, ses sabots !!! D’une longueur... Et rebiquant au bout... Depuis combien de temps n’a-t-elle pas vu un maréchal ???? Le sabot antérieur droit est fendu en deux jusqu’à la couronne ! La malheureuse claudique légèrement. Vraiment très légèrement, compte tenu de l’état de ses pieds. (« Oh, ça, c’est rien... Il suffit d’une bonne ferrure, et elle ne boitera plus. Au bout d’un temps, le sabot repoussera comme il faut »)
En tout cas, on ne pourra pas dire que le vendeur aura essayé de maquiller les défauts !!!
(Dommage, Oswald a oublié son appareil photo... Les dessins qui suivent je me suis essayée à les exécuter de mémoire en rentrant à la maison. Pour le plaisir de garder un petit souvenir, même s’il ne sont pas d’une grande justesse.)
La voiture débarrassée, il faut maintenant harnacher les juments. Je me sens très gênée. Je sais déjà que nous ne les achèterons pas, et j’ai honte de les faire mettre au travail. Mais M. et le propriétaire insistent. Bon. Maintenant que nous sommes là... De toute façon, nous n’allons faire qu’un petit tour au pas, la voiture est légère, ça ne changera sans doute pas grand chose pour ces deux braves bonnes grosses juments.
M. déniche un harnais, garnit la vieille. Puis il cherche une bride, ne trouve pas. Le vendeur lui en désigne une. « Elle est trop petite ! » proteste M. « Non, non, c’est bien celle-là. » Dubitatif, M. bride la jument, règle les montants, mais la sous-gorge est beaucoup trop courte. M. ne se démonte pas. Il coupe un bout de ficelle bleue qui traînait là, et rallonge la sous-gorge avec ce moyen de fortune.
Après quoi, il faut garnir la jeune. On trouve un harnais, mais même chose, pas de bride. Le « commis » amène un bridon dont le mors brisé est complètement rouillé. Pas de gourmette, bien entendu. Même système : un bout de ficelle bleue servira de gourmette.
Plus ennuyeux : pas de trait. « Bon, soupire M. On va atteler Lisette dans les brancards, et l’autre ne tirera pas. Je vais juste l’attacher au brancard de gauche avec ce bout de corde. Voilà, comme ça. (Il joint le geste à la parole.) Comme ça, vous pourrez quand même voir qu’elle marche bien à côté de la Lisette, et qu’elle obéit parfaitement. Moi, je vais mener la jeune, et vous, Anne, Vous mènerez Lisette. »
Oswald grimpe à l’arrière de la voiture où il se tiendra debout. M. monte à droite, avec les guides de la jeune jument (dont il ignore le nom, puisque même le vendeur ne s’en souvient pas (« il faudra regarder dans les papiers ») Moi, je m’installe à gauche, avec les guides de Lisette. Le siège est un siège arrière de voiture, recouvert d’une simili-peau de mouton, très confortable. Tant mieux pour mon dos.
Nous voilà donc partis, sur la petite route goudronnée. Les juments sont effectivement très gentilles, vont bien, répondent parfaitement à la voix et à la moindre action sur les guides. M. se met debout, saute, gesticule, agite le fouet, pour nous montrer qu’elles savent rester imperturbables. Croisement de voitures ; un camion nous double ; aucun problème.
D’un coup, M. ordonne : « Oh là ! ». Je suppose qu’il veut me montrer un arrêt impeccable. Je serre juste un peu les doigts. Lisette s’arrête immédiatement, sa compagne aussi. M. descend de la voiture : il a repéré sur le bord de la route une longue corde, crasseuse et effilochée. Il va s’en servir comme traits de fortune pour faire tirer le jeune jument. Il attache un bout de la corde à l’anneau de la bricole, à droite, va passer la corde dans un morceau de ferraille situé sous la roulotte, et noue l’autre extrémité à l’autre anneau de la bricole, à gauche. Hue cocotte ! Apparemment, la jument s’accommode fort bien de cet attelage de fortune. Incroyable !
Nous nous payons même le luxe d’un petit temps de trot. Ces deux juments ont décidément un caractère en or. Exactement ce qui nous conviendrait... Quand même, les pauvres... Franchir des montagnes. Aller jusqu’en Turquie... Non, je ne vois pas...
Au retour, je demande au vendeur quel prix il demande. « 2000 pour la vieille, 2500 pour la jeune. »
Gloups ! Des juments dans cet état ! Il n’y va pas avec le dos de la cuiller, le gars ! Je lui dis que nous avons rendez-vous samedi prochain pour voir une paire de fjords. Que nous avons également quelques autres paires en vue. Je lui fais remarquer le mauvais état des juments : une certaine maigreur pour l’une, les sabots en mauvais point pour l’autre.
« Oh, mais c’est rien, ça ! Ce qui compte, c’est qu’elles savent tirer, qu’elles sont calmes en toute circonstance !
Ça, je ne dis pas le contraire. Question comportement, elles sont épatantes ! Mais tout de même, nous allons faire un sacré voyage. Avec des difficultés. Lisette est âgée, et...
Allons donc ! J’ai eu une jument qui a travaillé jusqu’à 30 ans !
Pour parler franc, je trouve que vous en demandez beaucoup trop cher.
Un caractère pareil ça n’a pas de prix. »
Inutile de discuter. Je ne nie pas le caractère en or de ces deux juments, mais le physique, ça compte aussi, et pas qu’un peu ! Je ne les achèterai pas, un point c’est tout.
Le lendemain, M. me demande ce que j’ai pensé des deux bestioles. Je le lui dis, et j’ajoute que le prix est vraiment excessif. Quand je lui annonce la couleur, il est lui aussi horrifié. Vraiment trop cher, dit-il.
L’histoire n’est pas tout à fait terminée. Dans la soirée, M. me rappelle :
« N’achetez pas les juments, de toute façon ! Je viens d’apprendre que Lisette n’appartient pas au « vendeur » mais à son ex-femme. Alors, ça risque de faire des histoires ! »
Anne
Février 2014