Là, il y a Anuța.
Elle vit dans cette bicoque au bord du village, avec son chien toujours enchaîné au milieu d’une flaque de boue devant sa niche.
À présent, en hiver, elle campe dans sa cuisine-chambre-boudoir, son vivoir bien chauffé, au milieu de ses souvenirs, tarabustée par les corvées quotidiennes : donner à manger au poêle, au chien, à elle-même ; faire le ménage, inspecter la cour, chercher quelques bûches de bois dans la grange.
Maintenant nous sommes ici, bien au chaud. Le petit poste de radio sur la table à côté d’un maigre tas de papiers, une bible flétrie et effilochée, des lunettes posées dessus. Pas de photo de ses deux enfants émigrés en France. Elle ne se souvient plus du nom de la ville où ils vivent. Mais il y a une icône et une sainte vierge qui montent la garde et le Temps.
Et elle virevolte comme une goutte de mercure autour d’un thermomètre cassé. Elle se remouline pour nous amener de la Palinka, du pain grillé, une assiette avec des petits boulettes de viande, une demi-tomate, du fromage frais très salé, en miettes. Il y a même trois olives noires.
Elle parle, elle parle. Ses petites mirettes de taupe scintillent, comme si elles voulaient s’envoler hors du nid de rides qui les entoure.
Où sont ses rêves ?
J’en suis sûr qu’elle en a. Mais je ne les vois pas.
Peut-être les serre-t-elle entre ses mains veinées, frêles.
Elle les cache ?
Où est-ce-qu’elle les a oubliés ?
Mais aussi, il y a Ghița
Ghița aime l’argent, car l’argent rend heureux, l’argent facilite la vie, l’argent te garantit une certaine considération au village.
Il le gagne avec le travail de ses mains sur sa petite propriété, avec des petites magouilles, en corrigeant la fortune par ici et par là.
Ghița vit dans sa proprette fermette avec sa femme. Les enfants ne sont plus à la maison, ils travaillent à l’étranger, comme la plupart des jeunes.
Pour eux, les rêves se trouvent hors des frontières. Mais nous avons entendu parler de gens qui sont revenus, pour fonder une existence ici avec l’argent qu’ils avaient gagné là-bas. Nous en avons même rencontré.
Pour survivre ici on a besoin de pas mal de talents très particuliers :
Il faut être un bricoleur très ingénieux. On raccommode tout et n’importe quoi avec tout et n’importe quoi. Il faut se montrer inventif dans toutes sortes de situations et ne jamais rater l’occasion de faire une bonne affaire. En tout cas, il faut au moins le tenter.
Il faut aussi être bon jardinier et avoir une femme qui est un génie en saucisse, fromage, lacto-fermentation, et tout sorte de conservation des vivres. Toute obéissance aux normes européennes donnerait le coup de grâce au système microéconomique qui garantit la survie de Monsieur, et d’ailleurs de Madame Tout-Le-Monde. Une chose est frappante : en ville j’ai vu très peu d’incitations publicitaires pour les jeux à gratter. C’est plutôt en France que l’on espère arriver au bout de ses rêves grâce à l’art de masser et de grattouiller les billets-Tacotac pour devenir millionnaire. Pour devenir l’un de ceux contre qui on peste justement en même temps : « sale exploiteur, parasite pourri ! »
Ici en Roumanie, semble-t-il, on se fie davantage à sa propre sagacité, à sa propre débrouillardise, à son art de la démerde et à son propre travail. Mais la direction à prendre est claire et évidente aussi : une belle voiture, une grande maison, la bourse bien garnie. Là, il n’y a pas différence entre un Français et un Roumain. Sauf que : les starting-blocks ne se trouvent pas au même niveau.
Et, last not least, il y a Lars et Robyn, nos hôtes, devenus nos Amis.
Lars est véto, il est né en Hollande, il a travaillé en France, il s’est acheté une petite propriété, parcelles détachées et maisons, et il veut vivre ici : autrement, et en plus, dans les Possibles.
Robyn est née à New-York, aux États Unis, elle a fait de la musicothérapie non-violente et végétarienne, mais ici elle est plutôt devenue fermière omnivore, et ça, à temps plein.
Malgré cela, elle garde encore pas mal de reliques de son passé citadin et civilisé : entre ses séances de yoga et de méditation, elle s’envole de temps à autre aux nimbes des sons sphériques de son piano.
Eux, Robyn et Lars, ont renoncés de leur plein gré aux bienfaisances de leurs pays riches, pour vivre en autosuffisance alimentaire et en limitant leurs besoins matériels.
Le petit Carsten joue le jeu. Encore. Il n’a que quatre ans.
Altermondialistes pratiquants, pas seulement théorisants, ils ont déjà dû céder sur certains points, face aux inconvénients de la simplicité volontaire : Ainsi ils ont troqué les langes bio et lavables pour le petit, contre des trucmuches préfabriqués et industriels. En plus, ils ont craqué pour un congélo flambant neuf, comme demeure pour les dépouilles mortelles et savoureuses de leurs quatre bouquillons dont les âmes pendouillent maintenant quelque part dans les pâtures éternelles, là haut. Et bien sûr, ils ont besoin d’une voiture, de l’internet, du téléphone.
Mais ils n’ont pas de machine à laver, pas de tronço, les chiottes se trouvent dehors et elles sont bien sèches.
La douche est dans l’appentis et fonctionne au seau d’eau chaude, le chauffage est au bois, la cuisinière est couplée avec un gros poêle de masse qui ronronne sans cesse . . .
Et ce n’est pas seulement la chaleur mesurable au thermomètre qui règne dans leur habitat, il fait chaud surtout dans l’âme, au cœur, à cause de la beauté qui rayonne de partout.
Malgré le fait que leurs rêves ciblent un but tout à fait autre que celui de leurs voisins, Robyn et Lars sont tout à fait acceptés au village.
C’est grâce à leur gentillesse et à leur simplicité. Et d’ailleurs, on accueille volontiers une jeune famille ici au pied des deux clochers, l’un roumain, l’autre hongrois. Ils sont la plus jeune famille parmi les cinq autres avec enfants, ça donne plus de vie au patelin !
Mais ce qui est drôle et tragique à la fois c’est le fait que ces deux nouveaux arrivants veulent, dans un certain sens, replonger dans les conditions mêmes desquelles les villageois viennent de se retirer avec toutes leurs forces.
Devant chaque maison on monte fièrement une parabole, Lars et Robyn ont jeté leur TV, il y a longtemps. Les très rares exploitants serrent leur ceinture pour pouvoir acheter un vieux tracteur, Lars et Robyn ont leur cheval et une carriole, un vieille charrue. Ceux qui vivent ici encore sans TV, avec un cheval à la place du tracteur sont soit trop vieux, soit trop pauvres pour faire autrement.
Mais, Lars et Robyn, veulent-ils vraiment replonger dans ce monde duquel les villageois sont entrain de sortir avec succès ?
Certes, ils rêvent d’autre chose que d’une vie en ville, ou dans une exploitation agricole ouest-européenne standard. Ils essayent de réaliser ce rêve de pas mal de gens qui sont saturés et qui sont surtout dégoûtés de la vie qui est une course vers le toujours-plus. Ils rêvent d’une vie dans une campagne imaginée par des citadins, pas par la population rurale. Au moins pas par les terriens d’ici.
Mais quelle campagne ?
Ce village de la Transylvanie est un amalgame d’un village français en pleine Révolution Industrielle, 1870, et d’un village d’après-guerre des années 1950. Et tout ça, imprégné de plus en plus par l’air de nos jours en pleine transmutation : des résidences secondaires poussent comme des champignons, les rues viennent d’être asphaltées, une canalisation est installée, et en conséquence l’eau devient payante, comme en ville. Cerise sur le gâteau : De jolies poubelles tous les 50 m ornent les rues qui sont illuminées par des réverbères LED pendant toute la nuit, pour que les deux ou trois chiens errants qui chassent les rats voient mieux.
La plus grande partie des habitants sont des vieux, des retraités, qui vivent de leur faible rente, du jardin, de la vache, des poules. Les plus valides sont des doubles-actifs. Ils se nourrissent de leur bout de terrain et aussi du troc.
Quelle différence entre Lars et Robyn et les villageois ! Si on entre dans leurs maisons, dans leurs dépendances et dans leurs annexes, on s’aperçoit aussitôt de la différence des cultures ! Ce qui est en plastique, en alu et en tôle ondulée chez beaucoup des villageois, devient soit en grès, soit en bois, soit en tôle émaillée chez eux. Joliii !
Comme s’ils voulaient faire ressusciter les années 1850, ou au moins la crème qui flottait au dessus du gloubi-boulga cradingue qui giclait à cette époque dans toutes les directions.
Et n’a-t-on pas le droit de se mentir un peu ?
Pourquoi pas ?
N’a-t-on pas le droit d’expérimenter avec ses rêves, même utopiques ?
(Si on fait ces expériences avec soi-même et pas avec les autres, comme le tentait Pol Pot par exemple)
Et d’ailleurs, faut-il toujours douter de tout avant de s’aventurer ?
Bon.
L’expérience le montrera, mais, comme un proverbe chinois le dit : « L’expérience est une lanterne qui éclaire le chemin qui se trouve derrière toi. »
Nous sommes tous des passagers sur un gros paquebot de croisière en pleine marche. Personne n’est sûr de la direction.
Il y en a certains qui se bousculent vers le pont avant, qui essayent d’accéder à la passerelle. Certains de ceux qui sont arrivés là, ne s’aperçoivent pas que toutes les vitres sont totalement opaques. Ils sont très sûrs de leur vision, et croyant tout voir, ils se précipitent vers les commandes. Mais ils ne sont pas seuls. Il y a ces autres qui les bousculent en leurs arrachant les manettes des mains. C’est la mêlée.
Certes encore assez civilisée. Pour l’instant, ça ne panique pas. La plupart des gens ne réalisent pas du tout qu’on erre à l’aveuglette sur des eaux turbulentes. On essaye simplement de refouler les hordes sauvages des entreponts, de la cale, qui essayent d’accéder illégalement vers les ponts les plus hauts, vers la première classe de luxe.
Sinon on vit sa vie, on dort, on mange, on s’amuse. Oui, quand même, il y a d’étranges figures qui déambulent dans la foule des innocents. Ce sont des prophètes qui essayent de rassembler des adeptes autour d’eux. Ils prêchent au sujet du cataclysme, ils propagent leurs vérités, car ils savent tout. Autrement ce ne seraient pas des prophètes.
Et il y en a quelques uns, une poignée seulement, qui construisent leur petite enclave. Eux aussi essayent de rassembler, de présenter, de convaincre. En agissant, pas en vociférant.
Lars et Robyn appartiennent à ceux-ci.
Et je les admire.
oswald