C’est l’ami Bo, (Tu te souviens ? Celui des bœufs, que nous avions rencontré à Csöde) qui a dessiné sur notre carte le tracé de notre traversée de la Hongrie. Avec parfois deux ou trois options possibles. Il a coché pour nous les lieux où nous pourrions voir des choses intéressantes, rencontrer des personnes passionnantes et trouver de bons emplacements la roulotte et les juments.
L’un de ces lieux, c’est Káptalantóti. Un petit village dans les collines, entouré de volcans depuis longtemps éteints (des fossiles de volcans), au Nord du lac Balaton.
« Là, nous a expliqué Bo, se tient toutes les semaines un grand marché bio et artisanal. Ça s’appelle Liliomkert. C’est un très beau marché, et vous n’aurez aucun problème pour y rester plusieurs jours si vous voulez. L’emplacement est immense et privé. La propriétaire ne verra sûrement aucun inconvénient à ce que vous y stationniez. C’est une femme extraordinaire... »
Nous voici donc arrivés à Káptalantóti, le jeudi. Le marché n’aura lieu que dimanche. Nous attendrons donc quelques jours ici. Effectivement, la place est immense : c’est le parking, archi-comble, paraît-il, chaque dimanche. Pour l’instant, pas un chat. Nous pouvons y laisser brouter les juments. Samedi soir, il faudra les parquer dans la partie en friche où les voitures ne peuvent pas se garer, pour ne gêner personne.
Première promenade sur les lieux où se tiendra le marché proprement dit, et première surprise. Les stands sont là, presque tous en bois, édifiés par chacun des exposants.
Allons donc au renseignements. Je ne suis pas absolument certaine d’avoir tout parfaitement compris : nous avons discuté avec plusieurs personnes, dans un gloubi-boulga d’anglais, d’allemand, de français et de hongrois, le tout agrémenté de force gestes. Voici ce que nous avons réussi à percevoir de cette incroyable et merveilleuse histoire.
Il était une fois Liliomkert. Liliom, c’est le lys. Kert, c’est le marché.
Il était une fois, donc, le marché du lys...
L’un de nos informateurs possède une très jolie petite maison, juste à côté de la place du marché. Profitant de l’aubaine de la foule attirée chaque dimanche, il a ouvert un petit bistro.
ll y sert du café (ça, c’est obligé, si on veut des clients, et ce n’est pas produit maison). Toutes les autres boissons proposées sont confectionnées par lui-même : bière maison (Oswald la trouve très bonne, et il est difficile à ce sujet : c’est un vrai Boche !) et sirops maison. Sirop de fleur de sureau, sirop de pastèque, très rafraîchissant par les temps qui courent. Nous nous rendons chez lui plusieurs fois par jour : il dépose des glaçons dans nos verres, tandis que dans la roulotte, nous n’avons pas de réfrigérateur !
Ce monsieur est bavard, il parle assez correctement l’allemand, Oswald en profite pour le cuisiner un peu !
Tout a commencé par Ildiko, une femme idéaliste bien décidée à concrétiser ses utopies. Ildiko, donc, propriétaire d’un magnifique morceau de campagne hongroise, à la toute extrémité d’un petit village baptisé Káptalantóti. Cinq kilomètres du Balaton. Pas excessivement loin de Budapest. Jolie région de collines où de petits artisans et paysans tentent de survivre assez chichement. C’est bien joli de travailler. De résister à l’appel de la ville et du salariat. Encore faut-il pouvoir vendre sa production.
Ildiko rêve d’une société meilleure, à échelle humaine, où l’on pourrait se rencontrer, parler, s’entraider, agir ensemble, et vivre du labeur que l’on a choisi et que l’on aime. Éveiller, ici en Hongrie, la conscience environnementale et sociale. Si tu peux faire quelque chose, même une chose minuscule, fais-la ! Quel beau projet ! Mais comment le réaliser ?
Alors ce vaste terrain boisé... pourquoi ne pas le mettre à la disposition des petits producteurs des environs ? Pain bio, vin bio, vestes de laine, fromage bio, charcuterie maison, dentelle, jouets de tissu, fer forgé, chemisiers, et même, ce n’est pas interdit, livres d’occasion et quelques antiquités ?
Ceux que ça intéresse, levez le doigt !
Et ils arrivent ! Ildico propose à chacun un petit lopin gratos. Condition : tu te construis un stand avec ce que tu as sous la main : du bois, des briques, du fer, de la récup... Comme tu le sens, suivant ton goût.
Allez ! On monte un marché ! Chiche ? Chiche ! Chaque dimanche, et toute l’année. Comme ça, tu pourras essayer de vendre, directement, le fruit de ton travail. Ça te va ?
Comment, si ça me va ? Bien sûr, que ça me va !
Et voilà ce que ça donne. Nous avons tout le temps devant nous pour admirer, émerveillés, chacun de ces petits écrins encore vides pour l’instant.
(J’avais d’abord écrit "ces petits bijoux". Mais la Bernadette m’a fait remarqué que le mot "écrins" conviendrait mieux, puisqu’ils sont encore vides de leurs futures "bijoux". Mais c’est qu’elle a raison, la Yéyette ! Vite, vite, corrigeons !!!)
Chaque stand possède sa propre personnalité. Il n’en existe pas deux semblables, mais le tout forme un ensemble très harmonieux.
Certains se sont vraiment bien appliqués.
Avec maints petits détails.
On découvre quelques constructions en dur.
D’autres ont préféré plus de simplicité.
Il y en a qui ne se sont carrément pas cassé la tête, ni les muscles.
Des charpentes intéressantes.
Même pas peur des voleurs ! Quelques stands restent remplis dans la semaine.
Chaque exposant a droit en outre à son petit carré de jardin.
Et ça fonctionne ! Le bouche à oreille joue son rôle à merveille. Les habitants du village sont enchantés : enfin, il se passe quelque chose chez eux. Les touristes qui hantent les rives du Balaton entendent parler de la chose et viennent flâner le dimanche à Káptalantóti. Budapest n’est pas si loin : les citadins affluent. Même des tours opérators étrangers, qui proposent sur une semaine la route des vins autour du Balaton, incluent la visite de Liliomkert dans leur programme ! Ambiance bon enfant, produits de qualité... Ce sacré pari qui au départ ressemblait à un jeu est devenu réalité. Il fait désormais vivre plusieurs familles de petits producteurs et d’artisans.
MAIS, MAIS, MAIS.
Le succès a son revers. Voici la pauvre Ildico bien ennuyée : car la chose s’est ébruité en haut lieu : ceci est du commerce ! Elle doit en gagner des sous, avec tout ça !
"Non ! répond-elle. J’ai mis le terrain à disposition sans rien demander. Je ne vais quand même pas m’enrichir sur le dos des personnes que je veux aider ! "
Rien à faire. On ne veut pas la croire ! Elle devra payer des impôts.
Je ne vais pas vous infliger les détails de la bataille juridique, que nous ne connaissons d’ailleurs que par les bavardages des gens du village. Sachez seulement qu’en Hongrie, si l’on omet de régler ses impôts, l’état se paye en saisissant tout bonnement les propriétés... La catastrophe est frôlée, puis évitée : on biaise, on monte une association, et puis trop de gens sont désormais attachés au marché pour qu’on le détruise sans scandale. Sauvés !
Subsiste un objet de bavardages : les stands tout neufs, édifiés par une entreprise, qui déparent un peu l’ensemble, bien qu’ils soient tout de bois construits.
Eh bien ! Figure-toi qu’un terrain, jouxtant le marché, appartenait à la commune. Qui l’a mis en vente. En pareil cas, il y a appel d’offre. Ce terrain pouvait en tout premier lieu intéresser trois personnes. Ildico elle-même, bien sûr. Puis le propriétaire du petit bistro qui le jouxte de l’autre côté. Enfin, le propriétaire d’une autre maison voisine, maison de vacances d’une famille de Budapest. Très curieusement, alors que ces personnes-là suivaient assez régulièrement les appels d’offre pour ne pas rater le coup si jamais la commune se décidait un jour à céder ce terrain, il se trouve qu’aucune des trois n’a été au courant de cet appel d’offre-ci ! C’est un gros buisness man qui a emporté l’affaire. Et qui s’est dépêché de faire construire ces jolis stands tout neufs pour les louer à des commerçants intéressés. Où comment profiter d’une affaire d’avance juteuse. Bon, c’est comme ça, que voulez-vous. On hausse les épaules et on sourit.
L’essentiel, c’est que le marché existe.
Chaque dimanche, le parking est comble.
Ambiance chaleureuse (et pour cause : 35° à l’ombre !) calme et bon enfant.
Quelques personnages pris sur le vif
Nous autres, on flâne et on découvre...
Fruits et légumes bio, tout frais, en abondance
Ainsi que secs, d’ailleurs. Je me sens une envie de fruits secs. J’observe les sachets, je tâte. Bon, la pomme, je reconnais, et je sais que le mot « alma » écrit sur le sachet signifie « pomme »... Ah ! Là ! Un truc qui m’intrigue. De fines lamelles d’un brun grisâtre que je ne parviens pas à identifier. Quand à l’étiquette... Ignorance totale. J’achète. Je goûte. Bof ! Ni goût, ni dégoût. Assez neutre. Bizarre. Qu’est-ce que ça peut bien être ? (Il me faudra attendre d’arriver à la roulotte pour consulter le dictionnaire : ce sont... des topinambours !)
Grand choix aussi de boissons. Du vin, bien sûr, nous sommes en pleine région viticole, mais aussi toutes sortes de jus de fruits. Du miel. Quantité de confitures maison.
On jette quand même un coup d’œil à ce qui se trouve dans les nouvelles baraques du buisness man. Ça ne dépare pas trop. Différence : ce sont plutôt des revendeurs qui se trouvent-là. Reflexion d’un gars du coin : « Ils seraient plus à leur place au bord d’une plage du Balaton. »
Tissus brodés, dentelles, vêtements de peau de mouton... Tradition hongroise oblige !
De petits artisans sont présents. Et même une artiste peintre. Un ferronnier travaille sur place. Joujoux pour les enfants. Poterie. Un fabricant d’arcs façon les Huns....
D’ailleurs, ils ne sont pas oubliés, les enfants.
Promenades à dos de poney
Joli petit manège, tout simple et original, manipulé à la main, où des paniers d’osiers tournicotent en tous sens pour le plus grand plaisir des tout-petits.
Quelques brocanteurs ont trouvé ici leur place, y compris un bouquiniste.
Midi. Il commence à faire sacrément chaud. Fort heureusement Liliomkert a lieu sous l’ombre bienfaisante des arbres, pour la plupart des acacias. Nous nous arrêtons, gourmands que nous sommes, croquer quelques-une de ces appétissantes denrées qui vous font monter l’eau à la bouche...
puis continuons notre flânerie.
Poisson fumé du Balaton, œufs tout frais sortis du cul de la poule.
Charcuteries maison qui font baver Oswald-le-Boche.
Pains maison qui me font saliver, moi. Je suis Française, ah mais...
Ainsi que les fromages, d’ailleurs. De chèvre ou de vache. Là, la dégustation me déçoit un peu. Ça vaut pas les fromages français. Faut bien être un peu chauvin quelque part.
Ça ne se mange pas, ça, mais qu’est-ce que ça peut sentir bon dans ce coin ! Pas moins de trois petits artisans fabriquant des savons naturels aux huiles essentielles.
Bien entendu les plantes ornementales ne sont pas oubliées. Oh ! Le parfum des bouquets de lavande !
Comme quoi il est toujours possible de réaliser ses rêves. Et quand le rêve d’une femme permet à plusieurs familles de vivre... N’est-ce pas merveilleux ?
Personne n’est capable, tout seul, de changer le monde. Mais si on s’y mettait quand même ? Un plus un font deux. Deux plus deux font quatre. Et ça va très vite, si on continue. Aucune part n’est trop petite. Mettons bout à bout quantité de minuscules petits gestes, et de grandes choses s’accompliront !!!!