Les fruits de l’attente
...ATTENTE, ATTENTE, ATTENTE, donc
Noé se remet tout doucement, mais la guérison d’un claquage exige du repos.
On se console avec de jolies promenades, dès que l’on quitte cette fichue grande route, qui n’a plus rien d’un chemin, en dépit de son nom. Voici le paysage qui nous entoure.
Les maisons tout alentour sont alimentées en eau de source. Qui se déverse dans les abreuvoirs nommés « bachasses », ou carrément à l’intérieur des maisons, comme dans la ferme un peu plus loin, alimentée par quatre sources : une pour la maison, deux pour les étables, une pour la bachasse. Certaines bachasses, toutes décorées de fleurs, ne servent plus qu’à alimenter les habitants en eau potable – délicieuse. D’autres conservent encore leur utilité première.
Nous sommes dans le Haut-Beaujolais, et les vendanges battent leur plein.
Nous avons été invités à participer à ce rite annuel... Cueillette méticuleuse,
à l’aide d’une « vendangette » (minuscule sécateur) ou d’une « serpette » (serpe microscopique)
Grappes choisies avec soin, rejets de celles qui semblent un peu souffrantes, grains encore verts enlevés un par un, condition sine qua non d’un vin de grande qualité (dixit Oswald. Pour moi, berk ! Rien que l’odeur me soulève le cœur ! J’ai par contre bu sans modération le jus de raisin : un régal...)
Oswald a donc eu droit à sa ration de « paradis ». C’est ainsi que l’on nomme ici ce qui est appelé ailleurs « vin bourru », autrement dit le jus de raisin en tout début de fermentation, très peu alcoolisé et très sucré.
Ces vendanges, nous les avons faites chez Daniel, éleveur de vaches à lait de race Montbéliarde, sa femme Ariane et leur fille Élise, qui nous ont superbement bien reçus et gâtés. Vendanges en famille avec frères, sœurs, beaux-frères et belles-sœurs, et aussi l’incroyable maman de Daniel, 84 ans, toute menue, souriante, et increvable travailleuse en dépit d’une douloureuse arthrose qui ronge son dos. Très belle, incroyablement attachante, toute douceur en dépit d’une vie qui n’a pas toujours été facile, parlant aussi bien aux vaches qu’aux coccinelles. Et les chiens qui filent doux au son de sa voix, qu’elle n’élève pourtant guère ! Vendangeant comme les autres sur ce terrain pentu, s’émerveillant devant chaque belle grappe recueillie...
Un hommage ici s’impose.
La ferme de Daniel est entretenue avec beaucoup de soin et d’amour, toute fleurie. Vingt-deux vaches Montbéliardes, superbes, et... cornues !
Daniel résiste héroïquement à la mode de l’écornage. Il trouve ses vaches plus belles ainsi. Et trouve aussi que cela facilite parfois la contention. Les vaches sont traites à l’étable,
une étable d’une propreté impeccable, matériel rangé avec beaucoup de soin, potimarrons alignés au fond, sur une étagère.
Promenades, promenades, le plus loin possible de cette fichue route. Les alentours regorgent de petits chemins qui serpentent dans la montagne. Parfois, nous dégustons des petits recoin de nature intacte (à peu près). Le plus souvent, puisque la vue porte au loin, nous avons plutôt le sentiment que pas un mètre carré n’a échappé à la main humaine. Les forêts ne sont plus que des cultures d’arbres bien alignés.
Nous tombons sur des vieux hameaux où les maisons superbement entretenues côtoient celles qui restent à l’abandon.
Dans le village des Ardillats, un monument aux morts qui sort de l’ordinaire, où le soldat repousse le fusil pour se tourner vers sa charrue
Les sommets alentours (entre 700 et plus de 1000 mètres) sont souvent noyés dans une brume qui les entoure de mystère.
Mais lorsque le temps est clair et que l’on monte au sommet, on découvre tout là-bas, au loin, vers l’Est, la plaine de la Saône, que nous espérons atteindre un jour...
N’oublions pas de prêter attention aux petites choses...
Ce pays recèle encore quelques particularités.
En face de notre roulotte se trouve la maison de tout jeunes mariés. Devant le pignon, un petit sapin décoré est planté tout en haut d’un mât. Cette coutume est restée vivace, paraît-il.
Nous avons eu l’occasion de manger dans un sympathique petit restaurant de Beaujeu (ancienne capitale du Beaujolais), baptisé « le retinton ». Renseignement pris, le retinton, c’est quand on recommence la fête les lendemains de fête en mangeant les restes.
Et puis, invités à dîner chez Pierre et Stéphanie,(qui vivent dans une vieille ferme superbement bien retapée, très chaleureuse, nichée à flanc de montagne, entourée d’un merveilleux jardin - Stéphanie est paysagiste), on nous a proposé du « riquiqui », boisson qui ne se rencontre, paraît-il, que dans le Beaujolais et qu’on ne boira nulle part ailleurs. Le riquiqui est un mélange de paradis et de gnôle, que l’on met en bouteille, et qui peut se conserver très longtemps. Oswald y a goûté, bien entendu. Un peu surpris à la première gorgée... puis on s’habitue, et on en avale un deuxième verre ! Moi, je n’ai même pas voulu y goûter.
Mercredi (le 8 octobre) Ariane nous a baladés en voiture pour nous faire découvrir la région, hors de la proximité immédiate de Kaplumbağa. Elle nous a monté jusqu’à un col d’où l’on peut admirer la plaine de la Saône. Le temps n’était pas d’une clarté irréprochable, mais on pouvait tout de même deviner, là-bas, dans le lointain, de l’autre côté de la plaine, les Alpes !
Au village d’Avenas, nous avons découvert une mignonne petite église assez originale...
... et un échangeoir de livres !
où nous avons trouvé le « plaidoyer pour l’altruisme » de Matthieu Ricard pour Ariane, et « le pape des escargots » d’Henri Vincenot pour nous.
Et moi qui avais pensé entreprendre ce voyage pour me dé-livrer ! (un tout petit peu)
Noé va mieux, nous sommes prêts à repartir. Et cette fois, c’est sûr, parce que si jamais les juments font de nouveau faux bond, l’attelage de rechange est prêt !
Anne, 11 Octobre 2014
La Galère fleurie
« Un voyage se passe de motifs.
Il ne tarde pas à prouver qu’il se suffit lui-même. On croit qu’on va faire un voyage mais bientôt c’est le voyage qui vous fait, ou vous défait. »
Nicolas Bouvier, (L’usage du monde.)
En fouillant dans le site d’une Caroline qui est en train de faire le tour du monde à pied, en bus, en canoë. . . ( Pieds Libres)
http://wp.piedslibres.com/wp/actualites/
j’ai retrouvé ces lignes de Nicolas Bouvier, LE Poète du Voyage.
On a eu le temps de le relire, car nous sommes une fois encore, scotchés ici à l’entrée du Beaujolais. Eh oui. Encore une fois, et ça depuis trois semaines.
Cette fois ci, nous sommes contraint d’attendre la guérison de Noé qui s’est déchiré un muscle.
Ça fait quatre mois que nous sommes sur la route, maintenant. Mais à vrai dire nous avons roulé seulement un mois. Les trois autres, nous étions plutôt à côté de la route, pas dessus.
À chacune de nos haltes forcées nous avons été prodigieusement accueillis. Même chose ici au Grand Chemin, commune des Ardillats, dans la montagne du Haut Beaujolais.
C’est ici qu’on a rencontré Daniel, le paysan.
Il vit avec sa femme et sa fille dans la ferme héritée de ses parents. Sa mère de plus de 80 ans est encore bien présente, et comment ! Elle prend soin des veaux, elle fabrique le fromage, elle nettoie l’étable, elle participe aux vendanges. Cette Grande-Mère ne connaît pas d’autre vie, autre que cette ardeur au travail sans répit.
Daniel la suit dans ce même sillon, comme s’il n’avait jamais eu d’autre choix. Et c’est probablement le cas si on écoute bien ce qu’il raconte : dans le monde, tout est bien rangé. Il y a un Dieu qui régente tout, c’est écrit dans la Bible ; il y a eu des rois et des généraux qui ont fait l’histoire ; les temps changent, bien sûr, mais c’était prédit.
Daniel cultive visiblement avec le soin qui lui est propre tout un précieux jardin intérieur : ce sont les livres d’histoire, c’est l’histoire tout court. Il est fort érudit à ce sujet. Et puis : la Bible.
Un petit regret quand même : « C’est dommage, que les livres d’histoire ne racontent pas l’histoire du peuple. » Mais, chez Daniel, aucun ton d’indignation, pas de révolte, même pas de résignation.
C’est comme ça, et c’est tout.
Anecdote : d’après lui, c’était Louis VIII qui avait épousé Aliénor d’Aquitaine. D’après Anne c’était Louis VI. Vérification faite, la vérité se situait entre les deux : c’était bien un Louis, mais c’était édition n° 7 !)
Malgré toutes ses complications, au fond, le monde est simple. Un regard dans les livres suffit pour presque tous les cas.
On a été invité plusieurs fois à leur ferme, superbement bien soignée, enjolivée par des dizaines des pots de fleurs, des massifs fleuris, chaque ustensile rangé d’une manière aussi esthétique qu’efficace. Et là, j’ai observé ces personnes sereines, rayonnant d’une calme beauté dans leur simplicité, qui rendent le monde tout autour
Et là je me suis dit : Comment est-il possible qu’une telle beauté surgisse d’une si monstrueuse galère ? Il y a eu des générations de travailleurs qui ont lutté pour un temps de travail réduit, mais Daniel travaille du matin au soir, 7 jours sur 7, pas de vacances !
Je crois que si quelqu’un, par exemple, qui aimerait passionnément la rame était enchaîné dans une galère, il souffrirait terriblement. Mais s’il en était le capitaine, il n’aurait pas besoin de chaînes. Peut-être se hâterait-il de ramer en redoublant d’efforts. En tout cas, il chercherait à améliorer l’efficacité des rameurs, et ça en pleine jouissance.
Et le comble : s’il était le propriétaire de cet instrument de torture, il triplerait ses efforts, en se vouant à la corvée de cogiter sur le rendement de son vaisseau, sans relâche. Bien-sûr on pourrait rencontrer aussi quelques cas exceptionnels où cette personne ramerait, même étant capitaine ou propriétaire. Ou il donnerait peut-être des conférences ou des stages sur la rame écologique ou psychodynamique sous le titre : « Découvre-toi toi-même en ramant ». Ou la rame spirituelle comme exercice zen ?
Quoi qu’il en soit, il se vouerait plus ardemment à sa tâche que s’il n’était qu’un simple esclave.
En conséquence, puis-je remplacer le mot « voyage » de Nicolas Bouvier par le mot « travail » ? Ou bien « amour » ? Ou encore « vie » ?
Je ne sais pas, mais sans doute existe-il de rares personnes qui ont réussi à lier en une seule œuvre, en une identité propre, leurs âmes, leurs créations, leur labeur. Daniel en est une, sans tomber dans le piège de l’avidité du plus-plus.
Il existe encore des artistes qui ne sont ni maudits, ni déchirés dans notre temps schizophrène, tellement déboussolé.
Pour moi une question demeure :
Pourquoi le mot « Passion » qui désigne cet engagement très fort, ce grand amour, pourquoi donc est-il le même que celui qui désigne l’action de souffrir ou un supplice subi par un martyre ?
oswald